À quel mythe adhérons-nous au Québec et en Occident en général ? Dans son livre Sapiens : une brève histoire de l’humanité, la proposition de Yuval Harari frappe dans le mille : le consumérisme romantique. Le romantisme insiste sur la multiplication des expériences nouvelles, sur l’ouverture des horizons. Le capitalisme s’en réjouit ! Nous sommes des consommateurs d’expériences. On ne nous vend pas une voiture, un voyage, un service, un yogourt : on nous vend une expérience hors du commun.
Harari met en lumière le slogan de notre mythe contemporain : « Écoute ton cœur », nommé ou sous-entendu dans tellement de publicités et considérablement présent dans tous les pans de notre culture. Dans la vraie vie comme dans la fiction, le héros prend la bonne décision s’il écoute son cœur. L’anti-héros aussi d’ailleurs. Et ainsi vont les drames, les comédies romantiques, les films d’action, de super-héros, toutes les productions pour enfants et adolescents, tout comme la poursuite du bonheur, le choix d’une profession, etc.
Du point de vue consommation, l’injonction « écoute ton cœur » est utilisée tout à la fois par les multinationales et par les commerces de quartier, par les capitalistes purs et durs et par les altermondialistes, ces derniers pensant paradoxalement qu’en faisant appel au cœur des gens, ils pourront changer le système. Ce faisant, ils l’entretiennent, pour le plus grand bonheur de ses partisans.
Les différents courants spirituels modernes se sont aussi construits sur ce mode, parfois en complète contradiction avec les racines spirituelles dont ils s’inspirent.
Par exemple, on dénature l’objectif bouddhiste ou hindou, dont la finalité réelle n’exalte pas l’épanouissement personnel, mais vise plutôt une dépersonnalisation complète pour se fondre dans un grand tout. C’est l’antithèse ! Dans les monastères perdus de l’Himalaya, les moines ne cherchent pas à développer leur plein potentiel. Tout au contraire, les élans du cœur sont banalisés, réduit au rang d’éphémères, comme le reste de ce que nous vivons.
Dans cette même veine orientale, le yoga est le véhicule parfait du fameux « Écoute ton cœur ». Le titre du livre Le yoga, nouvel esprit du capitalisme, tout fraichement sorti et dont l’introduction est disponible ici, parle de lui-même. En voici un extrait :
Né en Inde il y a plusieurs milliers d’années dans des milieux d’ascètes, le yoga semble répondre de façon étonnamment commode aux ambitions contemporaines d’épanouissement et de réalisation de soi. Pourtant, si on se penche sur les textes anciens auxquels le yoga contemporain communément pratiqué dans les grandes villes fait référence (…) on n’y trouve nulle promesse de bien-être, de bonheur ou d’épanouissement; pas d’invitation à « lâcher-prise », à « vivre l’instant présent », à « se relaxer » ou à « devenir soi-même »; et encore moins de recettes miracles permettant d’accéder aux différents états mentionnés ci-dessus.
Les textes les plus connus des yogin contemporains se caractérisent au contraire par une forte tendance à l’ascétisme, une vision négative de la condition humaine ordinaire, jugée par essence misérable et souffrante, des appels à se détourner de la quête de succès et de bonheur dans ce monde et, pour certains d’entre eux, par des spéculations métaphysiques ou ésotériques complexes sur la nature du monde et de l’individu. Partant d’une discipline dont l’objectif premier est de ne surtout pas renaître, l’ère moderne a ainsi vu éclore une discipline hybride et populaire qui permettrait d’accéder à une meilleure existence ici-bas, en devenant une « meilleure version de soi-même ».
Je ne suis pas grand fan de la dépersonnalisation totale telle que véhiculée dans les 2 grandes religions orientales, mais je suis encore moins fan de la version frelatée qu’on nous en propose en Occident.
Cette altération ne s’arrête pas aux courants spirituels orientaux. On travesti de la même façon le sens du mot « épicurien », en y insérant une notion de volupté et de plaisir extrême des sens, alors qu’Épicure n’était pas tant un partisan du régal que du frugal. On change aussi subtilement le « Aime ton prochain comme toi-même » (Jésus) ou le « Connais-toi toi-même » (Socrate) par « Choisis-toi toi-même » (L’air du temps).
Depuis longtemps, je suis très critique devant ce cœur fardé qu’on nous sert à toutes les sauces. Il fragilise le tissu social en valorisant l’individualisme, il met l’épanouissement au niveau de la surperformance, il provoque la peur l’échec, la peur de ne pas se correspondre et, par conséquent, nourrit ce qui est devenu le grand mal occidental : l’anxiété. Paradoxalement, être à l’écoute de soi-même peut devenir passablement délétère.
Cela dit, je suis bien conscient que je ne vis pas hors de ma société. Plusieurs moments clés de ma vie sont tributaires de la double traduction possible de l’ordre donné par Dieu à Abraham dans la Bible : « Quitte ton pays et va vers celui que je t’indiquerai », aussi traduisible par « Quitte ton pays et va vers toi-même ». Mes voyages ont souvent été des parcours initiatiques, remplis d’expériences intenses me permettant de me redécouvrir, de guérir, de repousser mes limites et de… suivre mon cœur.
Aujourd’hui, je suis travailleur autonome, car ça me permet d’être branché sur mon désir profond de liberté : mon cœur n’a aucune envie d’être au service d’une institution morale ou gouvernementale avec tous pleins d’avantages sociaux qui deviennent prisons dorées. Mes conférences et mes funérailles sont grandement appréciées parce qu’elles sont connectées avec mon vécu, mes multiples voyages/découvertes et ma passion pour la réflexion philosophique (sans oublier ma belle voix radiophonique, me dit-on souvent !)
Comment savoir où est-ce qu’on se situe entre « Se brancher à sa mission, à son être profond » et la futilité, l’hypersensibilité personnelle provoquée par le dictat « Écoute ton cœur » ? Comment savoir si le simple fait de vouloir demeurer fidèle à soi-même n’est pas tout simplement la quintessence du consumérisme romantique ?
J’imagine que, pour le savoir, on me conseillera de sonder mon cœur !
Photo de Nicola Fioravanti sur Unsplash